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Le Musée des Rites Etudiants et du Bizutage

Du béjaune… au bleu

Béjaunage au XVIe siècle

Concernant l’étymologie du mot béjaune, afin de savoir ce qu’il en est, nous pouvons nous en référer à la définition suivante :

« Fauconnerie

Oiseau jeune, qui a encore sur le bec une petite peau jaune et qui n’est pas dressé.

Il se dit figurément d’un jeune homme sot et niais.

BÉJAUNES, au pluriel, se disait autrefois des Clercs qui entraient dans une des basoches. » Académie Française, 1932

Le terme de béjaune serait l’addition des mots « bec » et « jaune ». Au moyen-âge comme à la renaissance, le terme de béjaune désignait les nouvelles recrues des universités, et principalement celles qui intégraient le Royaume de la Bazoche.

Dans ces temps reculés, Michel Pastoureaux nous confirme que le jaune était une couleur dite « froide ». En effet, il n’était pas bien vécu par la population d’approcher une personne portant des couleurs trop criardes, apanage du fou.

Le choix des couleurs est aussi esthétique au sein de la deposito, comme en témoigne le document polonais placé page 21, reprenant en couleurs ce que l’on trouve dans des documents allemands et italiens. Le jaune est pour le béjaune, mais le rouge ou l’orange, autant criard, affuble les bourreaux.

La coutume belge de nommer les postulants à l’université du qualificatif de « bleu », provient sans doute du terme militaire à la signification identique, désignant le nouveau. Selon Michel Pastoureau, le bleu – en tant que couleur – possède une histoire assez riche, et celle-ci permet peut-être d’y trouver des raisons du passage du (bec) jaune, au bleu, réputé sale, des universités.

Pour l’Antiquité grecque, le bleu était tellement peu reconnu comme une couleur qu’ils n’avaient pratiquement pas de vocabulaire pour la désigner, ils devaient l’évoquer par l’exemple plus que par le mot. C’est que le bleu était mal vu ! Un peu comme les nouveaux étudiants. Pour les romains, il désignait les barbares, ceux qui se trouvent donc hors de la cité. Ce n’est qu’au XII – XIIIème siècle que le bleu trouva un public. Tout débute par la théologie chrétienne, enseignée par les nouvelles universités. Dieu devient un être de lumière, et cette lumière divine doit pouvoir se représenter. Dès lors, le bleu, couleur chaude pour l’époque, devient la couleur du ciel, de la pureté, lieu de résidence des personnes divines. La vierge s’habille en bleu, puis les rois de France dont le sceptre fait le lien entre la terre et le ciel, s’en revendiquent à leur tour. Philippe-Auguste et Saint-Louis en sont les précurseurs. Ils sont aussi les rois ayant favorisé l’éclosion de l’université de Paris.

Au XVIème siècle, on moralisa les couleurs, et le bleu devint signe d’extrême honnêteté, tandis que le jaune devint déshonnête. Au XVIIIème siècle, l’essor du romantisme et la trouvaille du bleu de Prusse connotèrent encore cette couleur. Être fleur bleue, le bleu foncé des uniformes militaires, …

Ainsi, le béjaune, nous nous en souvenons, était désigné par une couleur dite froide en ce temps-là, évoquant l’oisillon non dressé, en somme un jeune à former. En devenant, probablement au XVIIIème siècle, un bizut nommé bleu, il se trouve, si l’on se rapporte à la mémoire collective, à nouveau coloré d’une couleur soudainement devenue froide, quoique pure, surnaturelle, hors de la communauté. L’acte de recréation magique s’opère donc bien par ce procédé.

L’initiation est, selon Mircéa Eliade, un ensemble de rites et d’enseignements oraux qui modifie radicalement le statut social et religieux du sujet à initier. A terme, il est devenu un autre.

Le béjaune, ou le bleu est donc bien symboliquement formé à devenir un membre éminent du métier pour lequel il est formé. Mais si la compréhension de l’utilité des rites semble plus claire, rien n’évoque pour autant le mythe primordial qui se réactualise à chaque fois, pourquoi est-il si important qu’il faille le reproduire, et pourquoi l’usage d’une certaine forme de violence y est essentiel ?

Il devient rapidement évident que l’histoire ne débute pas vraiment là, qu’il faut quitter les étudiants, partir au-delà des cités grecques et remonter encore plus loin dans le passé pour tenter d’éclaircir ce mystère. L’histoire des religions nous servira de support.

Il faut donc revenir à la préhistoire, aux temps polythéistes. Les premières religions, au paléolithique, possédaient une polarité masculin / féminin bien établie par un langage symbolique dans les peintures et reliefs rupestres, les statuettes, les plaquettes de pierre. Selon Leroi-Gourhan, il ne fait aucun doute que les cavernes étaient des sanctuaires, et que les plaquettes et statuettes constituaient des « sanctuaires portatifs ». Même si Leroi-Gourhan fut par la suite critiqué pour n’être pas allé assez loin, il a mis en évidence l’unité stylistique et idéologique de l’art paléolithique. Mircéa Eliade précise qu’au fur et à mesure que se perfectionnait le langage, plus celui-ci augmentait les pouvoirs magico-religieux.

En somme, les représentations picturale ou sculpturale, permettent aux humains de posséder un support aux errances de l’esprit, d’en transmettre la substance, et finalement de se forger le mythe. Si les fondements de la création de la représentation ne nous sont pas parvenus, nous connaissons toutefois l’existence de mythes préhistoriques, parvenus jusqu’à nous par la graphie…

D’un point de vue sociologique, la socialité des étudiants universitaires peut être évoquée suivant plusieurs angles, chaque fois plus ciblés que le précédent. Pour évoquer par exemple le bizutage, la majorité des chercheurs privilégie l’enquête de terrain. Mais celle-ci n’énonce qu’une forme de bizutage, à une date donnée, au sein d’un établissement donné. Toute pratique en présence ne provient donc pas d’un héritage pérenne lié au fond des âges, mais plutôt d’une mouvance culturelle liée à l’air du temps, à ce dont on se souvient des rites précédents – ce qui excède rarement trois années, ou ce qui est encore autorisé par rapport au passé. Le but des rites n’est pas de transposer dans le présent un ancien rituel oublié de tous, mais plutôt de réactualiser les événements mythiques.

Or, ce qui ne fut jusqu’ici jamais envisagé, serait de s’interroger sur l’hypothèse suivante : Toutes les traditions rituelles étudiantes, y compris les différentes formes de bizutage, proviendraient-elles d’un seul événement mythique?

Beaucoup de détails historiques de l’Antiquité, quoique fragmentaires, sont traçables et furent parfois même reliés directement aux étudiants.

Les étudiants de l’Antiquité grecque se formaient physiquement à la chasse, et à la guerre. Des gradations existaient chez eux par la vénerie, plaçant certains au-dessus de tous les autres.

Mais accessoirement, il était d’usage que les jeunes éphèbes se fassent enlever par un riche personnage, qui s’institue ainsi son mentor. En échange du gite, du couvert, et de l’enseignement de qualité, le jeune homme tenait compagnie à son mentor jusque dans l’intimité. Ce n’est que vers seize à dix-huit ans qu’il retrouvait de droit sa liberté (sauf cas particuliers).

Les mystères, en particulier ceux de Dionysos, touchaient principalement les femmes, les vieillards et les étudiants. Il nous faudra revenir sur ce point. Les mystères de plusieurs divinités pouvaient se cumuler et l’on honorait tel ou tel dieu en fonction du bénéfice que l’on espérait en retirer.

Si l’on se fie à ce que nos étudiants actuels possèdent dans leur patrimoine, nous constaterons que les thèmes liés à l’Antiquité gréco-romaine sont bien représentés. Vénus et Bacchus y dominent largement, notamment dans les chansons. Les chants d’amours et les chants à boire sont de tout temps en tête du répertoire.

Se peut-il qu’il y ait plus qu’une coïncidence ?

Un article de l’OFPRA en 1995 informe que le terme de culte au Nigéria peut faire référence à diverses sortes de groupes organisés, dont les motivations, et, ou, modes opératoires sont tenus secrets. Cela concerne autant les sociétés secrètes traditionnelles, les groupes de vigilantes ou les milices ethniques, mais également les confraternités étudiantes.

Quoi de plus naturel dès lors, de comprendre les rites étudiants comme des survivances de cultes plus anciens ?

Walter Burkert précise que le but des rites bachiques est de purifier l’inquiétude dépressive (ptoièsis) des êtres les plus incultes par les mélodies, les danses, qui sont sources de plaisir. Mircéa Eliade évoque qu’il importe de souligner que les rites de puberté, qui opèrent l’introduction du néophyte dans la zone du sacré, impliquent la mort à la condition profane, c’est-à-dire la mort à l’enfance. Mais que cette mort initiatique des enfants donne lieu en même temps à une festivité intertribale qui régénère la vie religieuse collective.

L’appropriation de Dionysos par la chrétienté se fit en le décalquant presque. Physiquement beaux et doux, demi-dieux retournant à la résidence des dieux, mourant, ressuscitant (trois fois pour Bacchus), en lien avec la nature, en lien avec l’ivresse (premier miracle de Jésus de changer l’eau en vin), et finalement devenu dieu du panthéon par cooptation divine. Dionysos travestissait les hommes en femmes, tout comme les rites étudiants actuels, ce que l’on peut également évoquer, de manière figurative, à propos de Jésus qui rendit aux hommes non brutaux leur dignité, en en faisant un modèle de vertu.

Le béjaune devait laver sa tache (les couleurs criardes étaient inconvenantes) et sortait exempt de souillures de la cérémonie. Le bleu est une modification culturelle post-révolution française. C’est un moment particulier de l’histoire, où la couleur bleue remplace le rouge des tenues militaires, où chaque lycée, ou établissement d’enseignement n’enseigne plus que ce qui sera utile pour la guerre, et forme des soldats aux compétences multiples. Ce sont les Arts & Métiers, les polytechniciens, les Saint-Cyriens, … qui sont les plus anciennes coutumes étudiantes encore en activité. Elles découlent toutes de la vision napoléonienne et martiale enseignée dans ces établissements. Derniers modèles en usage, les traditions ultérieures, épigones plus ou moins diluées, tendent toutes à une culture virile exacerbée, à la cosmétique belliqueuse.

Bizutage en 1991, le bizuth est purifié par l’eau.

Le bleu est donc une créature parfaite et pure dans sa forme individuelle, mais incompatible avec la communauté dans laquelle il parvient. C’est pour cela que l’ensemble des bleus est réputé sale, souillé dans sa forme collective.

Le baptême, ersatz amusant de la cérémonie chrétienne, connu aussi sous d’autres appellations que sont bizutage, usinage, mise en place sous le nom de « deposito » dès les premières années des universités européennes, a pour principe de procéder à une forme de nettoyage moral de l’agglomérat de personnalités diverses que forment les nouveaux. La brutalité est esthétique plus que réelle, comme en témoignent les illustrations du moyen-âge.

Toutefois, elle est nécessaire afin de sortir l’individu de son patrimoine éducatif en peu de temps, pour lui permettre de se révéler, pour pouvoir apprendre à fonctionner avec le groupe. Certes, les seuils tolérables à une époque ne le sont pas à une autre, et cela montre le troisième tournant de l’historique des traditions étudiantes. Comme l’exprime Clarissa Pinkola Estès, lorsque l’on préserve de manière abusive « l’enfant qui survit » en soi, on produit une sur identification de l’archétype du survivant. «C’est en prenant conscience de la blessure et en la mettant en mémoire, qu’on commence à prendre de la vigueur» précise-t-elle.

La violence des traditions nous apparaît aujourd’hui sous le prisme de notre conditionnement sociétal, provenant de l’éducation primale du noyau familial et de notre scolarité, secondaire également par la culture ambiante (lectures, audiovisuel, multimédia). Tout est bouché par un mode de pensée souhaité unique par les rationalistes. Nicolas Bourriaud prétend à propos de l’art, que le point commun entre tous les objets classés sous l’appellation d’« œuvre d’art » « réside dans leur faculté à produire le sens de l’existence humaine (d’indiquer les trajectoires possibles) au sein de ce chaos qu’est la réalité. »

Le chaos de la réalité est à présent entièrement empreint du rationalisme scientifique, associé à d’autres courants de pensées tels que le productivisme. L’ensemble des matières « rationnelles » est de fait orienté vers l’économie, et non plus vers l’humain. Le système de pensée reste pourtant imprégné de la pensée archaïque, et ne peut faire autrement, puisque tout son système s’est monté selon ces bases antiques.

Clarissa Pinkola Estès milite sur l’importance de l’art, qui « marque les commémorations des raisons de l’âme ou d’un événement particulier, quelquefois tragique, du voyage de l’âme. L’art n’est pas seulement destiné à soi-même, il n’est pas seulement un jalon sur la route de la compréhension de soi, c’est aussi une carte destinée à montrer la route à celles qui viendront après nous. »

Le travail de l’artiste commandant RoSWeLL parle en ce sens.

Pinkola Estès évoque encore « les vieux symboles païens » recouverts par d’autres, chrétiens, démontrant au passage comment se transformèrent une vieille guérisseuse en une méchante sorcière dans un conte, « un esprit devient-il un ange, un châle ou un voile d’initiation un mouchoir, un enfant nommé Beau (nom habituellement donné aux enfants nés pendant la fête du Solstice) se voit-il appeler Schmerzenreich, Affligé. Des éléments d’ordre sexuel ont disparu. Des créatures et des animaux bienveillants ont souvent été changés en démons et croquemitaines. »

Comme le déduit Bourriaud, « La durée d’une information et la capacité d’une œuvre d’art à affronter le temps sont liées à la solidité des matériaux choisis, et donc, implicitement à la tradition. »

Marcel Mauss percevait déjà le lien entre le langage, la magie, et la religion. C’est que les trois sont issus de l’art qui les englobe tous. Ne nous y trompons pas, déjà aux prémisses des universités ce sont les collèges d’art qui accueillaient les premières années, leur offrant les outils nécessaires à aller plus loin. L’ardeur des étudiants à produire de l’art est un témoin-clé fort de cette vision des choses. Où nous sommes-nous égarés au fil du temps ? En produisant plus que de raison et en ciblant l’humain comme un élément remplaçable rationnellement. Nous nous sommes perdus dans une voie prométhéenne, par définition vouée à l’échec si elle n’est pas contrebalancée par la voie du cœur, celle de Dionysos nous apprenant à être mesurés dans notre démesure.

Notes :

Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage, page 280, 764 pages, 1992, ISBN 978-2-253-14785-5

Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, page 55, 124 pages, 2001, ISBN 978-2-84066-030-9 « Le point commun existant entre tous les objets que l’on classe sous l’appellation « œuvre d’art » réside dans leur faculté à produire le sens de l’existence humaine (d’indiquer les trajectoires possibles) au sein de ce chaos qu’est la réalité. Et c’est au nom de cette définition que l’art contemporain – en bloc – se voit décrié aujourd’hui, généralement par ceux qui voient dans le concept de « sens » une notion préexistante à l’action humaine. »

Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage, page 31, 764 pages, 1992, ISBN 978-2-253-14785-5

Clarissa Pinkola Estés, Femmes qui courent avec les loups Histoires et mythes de l’archétype de la femme sauvage, page 33, 764 pages, 1992, ISBN 978-2-253-14785-5 « Au fil du temps, les vieux symboles païens ont été recouverts par d’autres, chrétiens. Ainsi, une vieille guérisseuse devient-elle dans un conte une méchante sorcière, un esprit devient-il un ange, un châle ou un voile d’initiation un mouchoir, un enfant nommé Beau (nom habituellement donné aux enfants nés pendant la fête du Solstice) se voit-il appeler Schmerzenreich, Affligé. Des éléments d’ordre sexuel ont disparu. Des créatures et des animaux bienveillants ont souvent été changés en démons et croquemitaines.

De la sorte, de nombreux contes riches d’enseignement sur le sexe, l’amour, l’argent, le mariage, l’enfantement, la mort, la transformation ont-ils été perdus, comme ont été ensevelis les contes de fées et les mythes susceptibles d’expliciter d’anciens mystères féminins. »

Nicolas Bourriaud, Esthétique relationnelle, Les presses du réel, page 56, 124 pages, 2001, ISBN 978-2-84066-030-9

Ce sont les arts libéraux qui sont évoqués ici, et non les beaux-arts. Toutefois, le terme d’art peut être perçu comme «savoir-faire», voire comme pratique magique. De plus, Alain Patrick Olivier fait découler l’esthétique de la philosophie antique platonnicienne. (Recherches en Education n°6, juin 2013)

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